TOUT EST DIT

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dimanche 3 août 2014

Ces paysages que l'on assassine

Le soleil écrase les sons et déploie les senteurs de verveine et d'herbe coupée. Une abeille bourdonne paresseusement. L'eau de la rivière prend des teintes turquoise. Et dans la tranquillité du jour qui passe, immanquablement, un des amis présents évoque le temps où la pêche était bonne. Le temps où les brochets et les perches mordaient aux hameçons des moins expérimentés, où les anguilles se jetaient dans les nasses, où les écrevisses se laissaient ramasser par les enfants audacieux. Un autre se souvient de ces éclosions d'éphémères qui, certains soirs d'août, empêchaient les voitures de rouler en tapissant les pare-brise. Et des dizaines de papillons qui s'égayaient quand on courait dans les herbes.
On trouvera bien sûr des progressistes pour s'agacer de ces relents nostalgiques. Ceux notamment que n'a jamais émus la fascinante pérennité d'un paysage où se marient l'époustouflante beauté de la nature et le patient travail des hommes. Mais tous les autres, s'ils ont un semblant d'honnêteté, avoueront s'être fait la remarque. Ceux qui allaient aux écrevisses dans le Jura, ceux qui pêchaient le brochet dans l'Indre et ceux qui allaient à la chasse aux papillons dans les frais bocages de Brassens. À quel moment tout cela a-t-il basculé? Il y a trente ans? Quarante ans?
L'un raconte que depuis la construction de la centrale nucléaire de Blaye, les esturgeons, les lamproies et les pibales ont disparu. Les poissons venaient se prendre dans les filtres et mouraient par dizaines. Et puis on n'en a plus vu. L'autre cite cette revendication des ouvriers qui exigeaient de ne pas manger de saumon plus de deux fois par semaine. La Loire en regorgeait et c'était le menu quotidien. La pêche en est aujourd'hui interdite, mais est-ce bien nécessaire puisqu'il n'en reste aucun? 80 % des rivières françaises sont polluées. Une étude vient de démontrer que les fruits bio contiennent sept fois moins de résidus de pesticides que les fruits de l'agriculture conventionnelle. Ô étonnement! Jusqu'à présent, les études publiées s'échinaient à prouver que les produits bio n'avaient pas de propriétés nutritionnelles supérieures. Pas de vitamines en plus. Normal, puisque ce n'est pas ce qu'on leur demande. Mais en effet, ils préservent la terre et omettent de nous empoisonner. C'est bien suffisant.
Aux États-Unis, la culture massive de plantes OGM résistantes au Roundup a permis d'inonder les terres de cet herbicide. Résultat, une mauvaise herbe est devenue à son tour résistante. Pour la combattre, les autorités viennent d'autoriser la culture d'OGM résistants à l'un des composants du fameux «agent orange», cet herbicide qui, déversé sur le Vietnam, a été responsable de handicaps monstrueux. Pas moins de 5 600 écoles se situent à proximité des zones concernées par cette autorisation.
Et les insectes ont à ce point disparu qu'en Chine, dans certaines régions, ce sont des femmes qui pollinisent à la main les arbres fruitiers. Bien sûr, on regarde d'un œil distrait les reportages qui racontent cela. On en frémit parfois. Et puis plus rien. Et si les enfants ne peuvent plus aller chasser les papillons, ça n'est pas très grave. De toute façon, ça ne les intéresse pas: ils pratiquent la chasse au monstre numérisé sur console de jeu.
Pourtant, la question se pose de savoir qui a choisi, en conscience, qu'il devait en être ainsi. Le peuple, diront certains. Le peuple qui veut des aliments bon marché, variés, donc une agriculture industrialisée génératrice de pollution. Et puis la mondialisation, qui est un fait et dans laquelle il faut bien surnager par tous les moyens. Mais les choses sont un peu plus complexes. Souvenir d'un reportage en Berry pour l'élection présidentielle de 2007. Sur le marché de Valencay, un homme exprime son désarroi: «Moi, je m'en fiche, de la politique. Tout ce que je demande, c'est de pouvoir emmener mon fils à la pêche et lui apprendre ce que je sais. Mais même ce plaisir-là, on n'y a plus droit.»
En fait, la politique, c'est aussi savoir si l'on va faire en sorte que ce père puisse emmener son fils à la pêche. La politique, c'est se demander ce qui fera le bonheur de ce père, de son fils, et de tous ces gens dont la seule richesse est de profiter d'une douceur de vivre qui ne coûte rien.
Mais les sociétés occidentales ont conçu un système dans lequel chaque petit bonheur doit coûter et rapporter. On baptise donc loisir ce petit bonheur, on le transforme en industrie susceptible de générer des profits parla mise au point d'une technique qui soit la plus performante et on l'intègre à un ensemble de mesures de rationalisation de chaque domaine de l'activité humaine. Dès 1974, le penseur protestant Jacques Ellul avait expliqué tout ce processus par ce qu'il appelait l'idéologie technicienne, le fantasme qui consistait à faire de la technique non plus un outil mais une idéologie censée nous permettre d'améliorer en tout domaine les performances.
On peut alors occuper ce père et son fils, leur offrir un loisir, tout en vidant leur rivière de ses derniers poissons. On peut laisser les gens sérieux s'occuper de cette nature que les incorrigibles nostalgiques refusent de voir changer. D'ailleurs, la loi d'avenir pour l'agriculture les définit, ces gens sérieux, puisque, à la demande de la FNSEA, ne pourront plus obtenir le statut d'agriculteur actif que ceux qui possèdent un minimum de bêtes et d'hectares. Comme le dit le président de la FNSEA, lui-même industriel des agrocarburants et de l'importation de poulet brésilien à bas coût, «celui qui a deux hectares, trois chèvres et deux moutons n'est pas agriculteur.» Il est vrai que celui-là ne doit pas avoir de quoi acheter du Roundup…
On peut continuer à déplorer la disparition des brochets et des papillons autour d'un repas estival et puis se faire croire que tout cela est le fruit de la fatalité. On peut voter une loi de transition énergétique sans rien changer au système économique qui impose de consommer toujours plus d'énergie, et voter une loi agricole qui achève de tuer les paysans en perpétuant une logique d'industrialisation qui non seulement les fait disparaître, mais somme les survivants de produire à bas coût, en remplaçant les bras par la chimie, pour supporter la concurrence de pays sans normes écologiques et sociales. On peut continuer à nourrir les enfants des écoles ou les malades des hôpitaux avec des produits pollués importés de très loin au nom du mieux-disant financier au lieu de leur offrir des produits cueillis du matin, encore vivants, et récoltés par leur voisin, leurs parents, dans un bassin d'emploi revivifié. On peut croire à la fatalité. Mais on peut aussi penser que les brochets et les saumons, les papillons et les éphémères, sont éminemment politiques.

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