TOUT EST DIT

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jeudi 18 septembre 2014

Définir le libéralisme : en réponse à Jacques Sapir

Jacques Sapir se trompe sur ce qu’est le libéralisme et trompe ses lecteurs quand il tente de l’expliquer.

Habitué des saillies antilibérales, socialiste imperturbable et thuriféraire d’un (ultra ?) souverainisme de gauche, Jacques Sapir signe une énième charge sur son blog affilié au site de Marianne. L’objet du grief est simple : le libéralisme, ancien principe d’émancipation, contient en lui de multiples acceptions qui l’ont transformé en une théorie de la domination. Le tout étant élégamment habillé sous une rhétorique doucereusement organiste où comme « pensée qui fut vivante, il s’est incarné de manières très différentes tant dans le temps, que dans les différents espaces politiques et culturels où il s’est développé ». Toutefois, placé sous le signe de l’évidence, le raisonnement de Jacques Sapir n’a rien d’un truisme et soulève plusieurs difficultés, qui vont bien plus loin qu’un simple constat du « triomphe du libéralisme ».

La première difficulté soulevée par l’article est celle, indépassable, de la définition du libéralisme. Malheureusement, dès ce premier paragraphe, l’auteur utilise le vieux paralogisme de l’homme de paille en créant une idée partielle et critiquable du libéralisme.
Une définition contestable
Jacques Sapir le reconnaît lui-même, définir le libéralisme relève d’une gageure : chacun peut loger derrière ce terme commode les idées qu’il veut. Si celui-ci est souvent assimilé à sa déclinaison sur le terrain de l’économie, il recouvre en fait différents champs, en particulier la philosophie, la morale et la politique. Par ailleurs, faisons remarquer à l’économiste que la maxime emblématique du libéralisme économique est conjuguée à l’impératif : « laissez faire les hommes, laissez passer les marchandises », car ce n’est pas un principe intangible de politique économique mais une demande de confiance dans la capacité des individus à coopérer et à créer ensemble.
Si la définition que Jacques Sapir donne est, par certains aspects, intéressante, elle n’en demeure pas moins insuffisante. La diversité historique et géographique des « libéralismes » est amplement documentée ; néanmoins l’auteur a raison d’insister sur un dénominateur commun. Pourtant il est réducteur de définir le libéralisme comme « l’accomplissement par la libre activité des individus de leurs potentialités et le rôle de la raison scientifique pour notre compréhension du monde ».
Remarquons, au passage, l’absence du simple mot « liberté » dans son paragraphe si ce n’est pour évoquer la « liberté de conscience »… De même, il est flagrant de ne voir aucune référence à la philosophie dont est issue le libéralisme. Si l’évocation du principe de liberté, présenté comme la clé de voûte du système de pensée libérale est pertinente, en revanche est surprenante l’absence de son corollaire, à savoir l’exigence de responsabilité qu’elle entraîne. Par ailleurs, la distinction entre sphère privée et sphère publique est fondamentale, mais elle se fonde sur le droit à la propriété privée1, ce que semble dénier Jacques Sapir.
Les facettes oubliées du libéralisme
Même s’il entend proposer une définition synthétique, on est surpris par l’absence de toute notion de tolérance, consubstantielle au libéralisme2. Bien entendu, insister sur ce point reviendrait à ne pas peindre le libéralisme comme tout noir et donc ne pourrait servir l’entreprise de dénigrement de l’auteur. Néanmoins, John Locke n’a pas écrit laLettre sur la Tolérance pour rien. L’auteur fait pourtant référence à la « liberté de conscience ». Pourquoi dans ce cas avoir choisi la formulation de « rôle de la raison scientifique pour notre compréhension du monde » plutôt que de parler de tolérance impliquant une liberté de conscience absolue. C’est bien entendu pour se réserver une critique facile du libéralisme comme doctrine voulant résumer le monde à un simple livre de probabilités.
Par ailleurs, si le rôle de la raison est essentiel pour comprendre la philosophie libérale, il ne faudrait pas croire que la science en tant que telle en constitue l’alpha et l’oméga. En effet, les méfaits du scientisme et du positivisme ont ainsi été clairement établis parde nombreux auteurs libéraux.
Il apparait clairement que Jacques Sapir choisit une définition partielle du libéralisme, qui vise des fins partiales. Il revendique d’ailleurs emprunter sa définition à John Dewey, philosophe américain promoteur du « nouveau libéralisme », soit d’un courant essayant de théoriser un hypothétique social-libéralisme. On aurait pourtant imaginé qu’un critique du libéralisme, même enclin à vouloir en sauver certains aspects, soit un juge qui problématise. Mais ce scrupule ne semble pas effleurer Jacques Sapir.
De faux problèmes
Cette définition lui permet d’identifier des « contradictions ». Pour lui, il y a tout d’abord une différence entre individualisme méthodologique et libéralisme. Or cette opposition, expédiée en une simple phrase, est loin d’aller de soi. En effet, on peut suivre Catherine Audard lorsqu’elle fait du libéralisme un mouvement profond de confiance dans l’individu3. L’opposition parait ainsi forcée. Par ailleurs, on aimerait que l’auteur développe les raisons qui le poussent à affirmer que « le passage de l’individu à l’individualisme implique en réalité la confusion de ces deux espaces car il postule que l’action publique des individus est équivalente à leur action privée ». C’est un raccourci qui semble ne pas aller de soi.
L’individualisme méthodologique ne signifie en aucun cas l’absence d’analyse de l’action publique ou de l’action politique. Elle présuppose juste l’existence d’individus capables d’analyse, rationnels même s’ils ne sont pas omniscients, qui interagissent entre eux, coopèrent et élaborent des règles, des normes et des institutions (tacites ou explicites) afin de faciliter leur quotidien, leurs échanges (pas nécessairement marchands) et leur épanouissement. Le libéralisme ne suppose pas des individus indépendants, mais des individus entreprenants, capables d’apprentissage et de coopération.
En revanche, le libéralisme s’oppose à des explications holistes où toute forme de choix, de stratégie et d’évolution est déniée, oblitérant par là-même l’individualité de chacun.
De même, si l’utilitarisme a pu être soutenu par certains auteurs libéraux, de nombreux auteurs ont critiqué cette philosophie : sur le terrain politique (John Rawls ou Amartya Sen) ou sur le terrain économique (MengerHayek). En effet, poussé à l’absurde, l’utilitarisme pourrait dévier vers une forme de collectivisme négligeant les moindres droits naturels des individus.
Une autre « contradiction » porte sur la question de l’État de droit. Jacques Sapir pointe le problème du respect du contrat et de l’autorité alors afférente. Puis il explique que le libéralisme aujourd’hui, ou plutôt ce qu’il appellerait dans un autre contexte le « néolibéralisme », dénie tout pouvoir à une autorité politique car elle risquerait de contraindre le « droit à la propriété privée ». On s’étonnera alors de voir l’économiste tourner en ridicule la « fétichisation de la propriété individuelle » alors qu’elle est un des fondements de notre civilisation, un legs du droit romain adapté par la Renaissance et les Lumières, fondement affirmé dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC), dans le Code civil, dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne4. Remarquons à cet égard que ces textes d’inspiration libérale reconnaissent la possibilité de propriété collective.
Pour Jacques Sapir, la propriété individuelle se heurterait au postulat, développé à la fin du XVIIIème siècle, selon lequel les actions humaines seraient probabilisables. S’ensuit un passage assez pédant et contradictoire tendant à expliquer que toutes les actions n’étant pas probabilisables, l’avenir demeurant incertain, la propriété individuelle est nécessaire… On ne peut qu’acquiescer : cette incertitude face à l’avenir a d’ailleurs été invoquée par de nombreux libéraux pour justifier le libéralisme.
Cependant, selon lui, l’incertitude engendre des effets non désirés de la propriété individuelle qui nécessitent un droit de propriété collectif : la propriété serait donc mixte. Il nous sera permis d’être en désaccord pour plusieurs raisons : comme l’énonce l’article 4 de la DDHC, « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », la propriété individuelle est un droit, certes absolu, mais dont les abus sont répréhensibles lorsque cela nuit à la liberté d’autres individus ; le principe de responsabilité, indissociable du libéralisme, permet également de corriger les effets non-intentionnels de la propriété individuelle a posteriori, tout en les réduisant a priori ; enfin, en termes économiques, les externalités négatives liées à la propriété individuelle peuvent être corrigées non seulement par des réglementations collectives mais aussi par des contrats passés entre individus ou des organisations spécifiquement dédiées, qui ne nécessitent en aucun cas une éventuelle propriété collective.
Une tentative de définition
Plus simplement, il nous semble que le libéralisme est avant tout une philosophie du Droit reconnaissant aux individus un droit à la sécurité, un droit à la propriété et un droit à la liberté5. Ces droits doivent avoir pour contrepartie la responsabilité de chacun. L’institution politique, nullement niée, doit avoir pour objectif de protéger ces droits sans pour autant exercer une coercition à l’encontre de l’existence ou l’action des individus. Le libéralisme est également une morale de tolérance, d’ouverture et de raison, la reconnaissance que le savoir de chacun est limité et que la liberté est nécessaire à tous afin de s’accomplir dans la limite de la liberté d’autrui. C’est pourquoi la culture et les humanités sont consubstantielles au libéralisme afin de permettre à chacun de faire le meilleur usage de cette liberté. La liberté s’entend alors au pluriel, ce qui ne veut pas dire, comme semble le penser Jacques Sapir, que le libéralisme est moribond mais qu’il se nourrit de ses débats.
  1. Catherine Audard, Qu’est-ce que le libéralisme ? Éthique, Politique, Société, Paris, Gallimard, « Folio essais », 844 p. 
  2. Ibid. 
  3. Catherine Audard, « Entretien de Catherine Audard conduit par Naël Desaldeleer », dans Raison Publique, 24 juin 2010. 
  4. Sans parler de la Déclaration universelle des droits de l’homme. 
  5. Définition inspirée par Pierre ManentLes Libéraux, Paris, Hachette, 1986. 

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